Revue de presse Gérard Pape

Critique: Le Purgatoire by Gérard Pape (traduction française)
Ettore Garzia (Percorsi Musicali)

Le Purgatoire existe-t-il ? Cela semble être une question rhétorique, mais ce n’est pas du tout le cas. Si l’on consulte attentivement les sources religieuses (christianisme, judaïsme, bouddhisme, etc.), rien ne permet d’affirmer son existence ; soit il est totalement absent, soit il s’agit d’une forme particulière d’expiation qui trouve sa justification dans la réincarnation. En Occident, bien que l’on trouve des indices d’un espace de discernement des péchés terrestres depuis l’Antiquité grecque, ce n’est qu’au Moyen Âge que se développe une conscience imaginaire qui penche en faveur de l’idée d’une purification temporaire des êtres humains, en attendant la récompense du Paradis : c’est une conscience et un lieu que l’Église et Dante Alighieri, avec ses descriptions incroyables, chérissaient. Dans la Divine Comédie, ceux qui participent aux rencontres de Dante sont des hommes ou des femmes qui se sont déjà repentis de leur vivant, mais qui ne sont pas suffisamment déterminés à s’éloigner définitivement du péché : c’est le royaume le plus proche des coutumes de la Terre, porteur de l’« expérience » immanente du monde physique. Il n’en demeure donc pas moins souffrance, discorde, même s’il ouvre ensuite à une perspective fantastique d’harmonie et d’amour. Gérard Pape est quelqu’un qui comprend les combinaisons imprévisibles de sons, de concepts, de modèles de chaos et de relations entre les arts. Particulièrement attiré par les cantiques de Dante, Pape revendique leur rôle actuel à travers une exégèse historico-moraliste : il dénonce l’époque dans laquelle nous vivons, la dégradation qui s’impose à nos yeux pour de multiples raisons et qui possède sa propre cyclicité ; le Purgatoire est presque un processus qui commence sur Terre et qui se termine dans l’au-delà, dans cette perspective quantique qui, nous l’espérons, formera un fleuve harmonieux d’amour et de bien-être éternel. Musicalement parlant, nombreux sont ceux qui ont abordé le sujet dantesque par différents biais stylistiques (mélodrames, drames lyriques ou lyriques, psaumes, hymnes, etc.), mais une rupture sonore émotionnelle et terriblement véridique est apparue avec les recherches et les techniques du XXe siècle, capables d’élargir considérablement les sons, les voix, les instruments, les images, les lumières, les projections, etc., dans un champ d’intervention de plus en plus vaste et interconnecté. D’après mes propos, on peut deviner que Pape a publié un ouvrage sur le Purgatoire, mais il serait bon d’expliquer en termes généraux le contenu de Le Purgatoire / Purgatory, un coffret de 3 DVD et 2 CD publié par ACEL, le label français indépendant de Jean-Jacques Leca. L’intérêt pour le thème du « purgatoire » est quelque chose que Pape cultive depuis longtemps et qui constitue probablement l’un de ses plus grands objectifs : l’élaboration d’un projet dédié à Dante et au Purgatoire en particulier a commencé déjà en 2002 lorsque Pape a conçu Sunset Time, un cycle de compositions de 6 jours, dans lequel il devait également inclure Le Purgatoire (1). En 2006, Pape a publié pour Mode Records « Ascension to Purgatory », cinq mouvements pour percussions interprétés par Roland Auzet, qui suivent un cheminement allant au-delà du rituel, des impulsions intuitives à fort impact émotionnel. Ce n’est qu’un aperçu de ce qu’il a construit au fil du temps avec Michel de Maulne, poète, acteur et scénariste, et Olga Krashenko, chanteuse de musique contemporaine à l’expérience interdisciplinaire : « Le Purgatoire » est devenu un projet dans lequel Pape souhaite exprimer concrètement sa « musique de théâtre électroacoustique », c’est-à-dire un théâtre musical post-Berio qui se nourrit de sa propre dramaturgie, mais aussi d’une influence significative de l’électronique, avec des fonctions de simulation et une transformation des sons capable de définir la psychologie des personnages. En 2021, « Le Purgatoire » est officiellement sorti en numérique chez Musica Presente (le label de Renzo Cresti), pour plus de 7 heures d’écoute. Le coffret « Le Purgatoire » / « Purgatory » pour ACEL Records. contient donc la deuxième version discographique de cette œuvre de Pape, de Maulne et Krashenko (2), 3 DVD dans lesquels l’utilisateur se trouve devant tous les chants du Purgatoire qui coulent en lecture dans la même succession temporelle du texte de Dante, adéquatement traduits en français (grâce à l’aide de de Maulne, qui devient ainsi le librettiste de l’œuvre) ; les voix masculines et la voix récitante sont confiées à Gérard, tandis que les voix féminines et le chant à Krashenko : les deux font un travail incroyable sur l’intonation du récité ou chanté, s’identifiant à la psychologie des personnages et attirant par leur collusion avec les effets électroacoustiques, une marée d’inventions de nature lacanienne, des structures de langage qui coulent entre incapacités sonores et turbulences (3).
Les deux CD qui font partie du coffret Le Purgatoire n’ont aucun rapport direct avec le travail sur Dante, mais sont des œuvres pour voix, instruments et électronique que Pape a composées entre 1994 et 2021 : parmi elles se distingue la collaboration avec le contrebassiste Giacomo Piermatti, pour qui Pape a écrit 3 Études Quantiques, une contrebasse solo qui sonde les états d’agrégation de la matière, avec des techniques extensives adaptées à la pensée physique et capables de restituer une harmonie inattendue au-delà du bruit qu’elles mettent en évidence ; dans une interview, Pape a déclaré que cette pièce le représente beaucoup et que la raison réside probablement dans une vision de la musique perçue au-delà de ses « frontières » naturelles, des complexités d’écoute qui mènent à une autre dimension, que je partage pleinement. Non moins harmonieuse est Antichrist Fresco, une composition pour harmonium de Miroslav Beinhauer, accordée en sixièmes de ton, qui accompagne l’Ensemble pour la Nouvelle Musique de Tallinn dirigé par Arash Yazdani (Antichrist Fresco) ou Aglow, pour piano, contrebasse et guitare microtonale (Gaston Polle, à nouveau Piermatti et Leonardo de Marchi). Une incitation à découvrir le théâtre de Sam Shepard et Joseph Chaikin vient en revanche des près de 52 minutes de The War in Heaven (Angel’s Monologue), pour voix de basse, trombone et bande 8 pistes : un véritable renversement de perspective, presque un oxymore textuel et musical qui se dénoue dans un long monologue magnifiquement tenu par Nicholas Isherwood, un surréalisme de la représentation qui souligne la perte des qualités angéliques, bien soutenu par Schiaffini dans ses interventions au trombone et bien étudié par Pape dans l’organisation et le choix des sons et des transformations électroniques. La musique de Pape est terriblement moderne, proche de toutes les perspectives attrayantes de la musique contemporaine, ce qui lui confère un champ d’action plus vaste que l’écriture classique. Le Purgatoire est ainsi un épigone de la grandeur des œuvres colossales de l’art occidental ainsi que de la pensée « colossale » de Stockhausen dans ses œuvres : deux concepts liés qui s’expliquent parfaitement en réfléchissant à l’étendue des combinaisons artistiques que l’homme a su combiner en mille ans de styles architecturaux et spirituels (pensons aux grandes églises romanes, gothiques ou baroques, dont l’étude doit se faire progressivement pour en découvrir progressivement tous les détails importants). En musique, le « colossal » a atteint son ampleur maximale grâce aux œuvres chorales et instrumentales de Bach, inaugurant une période d’extension de l’écoute que Stockhausen a bien interprétée pour ses œuvres : même complexité et même tentative d’obtenir une volumétrie musicale infinie.
Notes :
(1) Les autres titres de Sunset Time qui révèlent la nature psychologique des interventions musicales sont « Pourquoi les poètes ? », « L’Enfant et le 4e Monde ».
(2) À ces trois titres, j’ajouterais le magnifique travail de mastering de Jean-Baptiste Favory.